Un, deux, plusieurs, beaucoup : les drosophiles sont capables d’évaluer des quantités

Recherche Mis en ligne le 14 juillet 2023

Crédit : Mercedes Bengochea, Maria Ines Oviedo.

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Evaluer une quantité d’éléments, qu’il s’agisse d’individus dans un groupe, de brindilles dans un nid ou de fruits sur une branche, est une compétence importante chez de nombreux animaux. Mais les circuits neuronaux sur lesquels elle repose sont encore mal connus. Pour pallier ce manque de connaissances, Mercedes Bengochea et ses collègues, à l’Institut du Cerveau, ont mis au point un modèle de cognition numérique chez la mouche. Leurs résultats sont étonnants : les drosophiles sont capables d’évaluer un nombre d’unités, et marquent une préférence naturelle pour les grandes quantités. Or, ce jugement numérique requiert l’activation de neurones spécifiques, les LC11. Situés dans le lobe optique, ils interviennent aussi dans un contexte social, et permettent à la mouche d’adapter son comportement en réaction à une menace. La capacité à « compter » ses amis et ses ennemis pourrait donc avoir joué un rôle dans l’évolution de ces insectes, expliquent les chercheurs dans une nouvelle étude, publiée dans Cell Reports.

Dans le monde animal, inutile d’apprendre un système de numération – comme le système indo-arabe à dix chiffres que nous utilisons couramment – pour pouvoir compter. Les animaux utilisent constamment des informations numériques tirées de leur environnement pour prendre des décisions. Estimer le nombre de congénères dans un groupe concurrent avant d’engager un conflit, la quantité de nourriture disponible dans un lieu difficile d’accès, ou le nombre de partenaires sexuels potentiels sur un nouveau territoire est indispensable à la survie et la reproduction. Cette compétence peut atteindre un niveau de raffinement remarquable ; ainsi, certaines espèces de fourmis s’orientent dans le désert en évaluant le nombre de pas nécessaires pour atteindre une cible.

« La sensibilité numérique, c’est-à-dire la capacité à percevoir des informations liées à des quantités, existe chez de nombreux vertébrés et invertébrés. Elle a notamment été documentée chez les primates, les oiseaux, les amphibiens, les poissons, et les abeilles explique Mercedes Bengochea, post-doctorante dans l’équipe de Bassem Hassan à l’Institut du Cerveau. Pas besoin de connaître le concept de nombre pour distinguer entre un, deux, plusieurs et beaucoup ! Cependant, nous ne savions pas sur quels circuits neuronaux précis reposait cette compétence. »

Pour éclaircir cette question, les chercheurs doivent enregistrer l’activité cérébrale d’un animal lors d’une tâche de calcul, avant d’activer ou désactiver certaines cellules neurales pour déterminer quelles zones du cerveau interviennent. Ces investigations sont très difficiles à mener chez les vertébrés, mais les bons outils existent déjà chez la mouche. « La drosophile constitue un modèle de choix pour étudier la cognition. Elle ajuste son comportement face à une menace en fonction du nombre de congénères susceptibles de l’aider, ajoute la chercheuse. En cas de danger imminent, plus la taille de son groupe est faible, plus elle aura tendance à se figer pour rester en sécurité. »

 

Plutôt trop que pas assez

Pour déterminer si les drosophiles étaient capables d’évaluer des nombres de manière précise et d’attribuer une valeur aux quantités perçues, Mercedes Bengochea et ses collègues ont utilisé un dispositif expérimental qui a déjà prouvé sa pertinence. Ils ont placé les mouches dans des arènes baptisées « arènes de Buridan », où elles ont été exposées à deux stimuli visuels sous forme de groupes d’objets. Les chercheurs ont ensuite déterminé quel stimulus avait leur préférence, en mesurant le temps que les insectes passaient à inspecter l’un ou l’autre des deux groupes.

Leurs résultats indiquent que les drosophiles restaient plus longtemps à proximité du groupe qui contenait trois objets plutôt que celui qui en comportait un seul – indépendamment de la taille des objets ou du volume occupé par l’ensemble. Or, ce goût pour les plus grandes quantités était conservé lorsque les insectes ont dû choisir entre des groupes de 2 ou 4 objets, puis 2 ou 3 objets. « Les mouches n’ont pas réussi à distinguer les groupes de 3 et 4 objets cependant, précise Mercedes Bengochea. Il semblerait que le rapport entre ces deux nombres ne soit pas suffisant pour que la différence leur apparaisse. A l’inverse, elles peuvent comparer très facilement un groupe de 4 et un groupe de 8 objets, c’est-à-dire un rapport du simple au double. » Les drosophiles ne sont donc pas limitées à compter jusqu’à 3 : il faut simplement que le rapport entre les quantités évaluées soit assez net pour être perçu.

L’évaluation du rapport entre deux quantités est une tâche visuelle relativement simple très répandue chez les animaux. Il est très commode chez les humains également, puisqu’il permet de jauger d’un seul coup d’œil la taille d’un groupe qui contient trop d’éléments pour les recenser un à un – une foule lors d’un concert, par exemple.

 

Compter sans valeurs absolues

Restait à déterminer quels circuits neuronaux étaient impliqués dans ce système de discrimination numérique chez la drosophile. Pour cela, les chercheurs ont « éteint » successivement différentes zones du cerveau des insectes, en empêchant la transmission du signal nerveux au niveau des synapses. Après plusieurs essais, ils ont observé que l’activité d’une colonne de neurones située dans le lobe optique, les neurones LC11 (pour lobula columnar neurons 11), était nécessaire pour que les mouches puisse distinguer différents groupes d’objets.

« Lors d’une seconde expérience, nous avons appris aux drosophiles à aller contre leur penchant naturel pour les grands nombres, grâce à un conditionnement très simple : à côté des plus petits groupes d’objets était disposée une appétissante dose de sucre, ajoute la chercheuse. Momentanément, grâce à l’attrait de la nourriture, nous leur avons fait préférer les petits nombres. Mais après inactivation des LC11, les mouches ne montraient plus aucune préférence… ni pour les grandes quantités, ni pour les petites ! Cela confirme que ces neurones sont indispensables pour comparer des quantités, indépendamment de la valeur qu’ils leur attribuent. »

Or, les LC11 interviennent aussi dans les comportements sociaux des drosophiles ; ils sont activés lorsque les mouches adaptent leur stratégie de défense en fonction du nombre de congénères volant à proximité.

« Nous pensons que la capacité à évaluer des quantités a été déterminante dans l’évolution des invertébrés, explique Bassem Hassan, responsable de l’équipe ‘Développement du cerveau’. Les solutions cognitives qu’utilisent les insectes pour pouvoir manipuler des nombres sont finalement très simples. Plusieurs études ont montré que, lorsqu’on modélise ces compétences dans un système informatique, quelques neurones artificiels suffisent pour réaliser un calcul. »

Les mouches ne nous aideront jamais à faire notre comptabilité. Cependant, comme d’autres insectes, nous sommes souvent tentés de sous-estimer leurs capacités cognitives, et la subtilité de leurs comportements sociaux. C’est une erreur d’autant plus grossière que, sans eux, notre compréhension du cerveau humain resterait tristement limitée.

référence

Bengochea M. et al. Numerical discrimination in Drosophilia melanogaster. Cell reports (14 juillet 2023). https://doi.org/10.1016/j.celrep.2023.112772

Autres sources

Rooke R. et al. Drosophila melanogaster behaviour changes in different social environments based on group size and density. Communications Biology (2020). https://doi.org/10.1038/s42003-020-1024-z

Vasas, V. et al. Insect-Inspired Sequential Inspection Strategy Enables an Artificial Network of Four Neurons to Estimate Numerosity. iScience(2019). https://doi.org/10.1016/j.isci.2018.12.009

FINANCEMENT

Cette étude a été réalisée grâce au programme Investissements d’Avenir, aux fonds de l’Institut du Cerveau, au Allen Distinguished Investigator award, au prix Roger De Spoelberch, au financement du NIH Brain Initiative, au QuantSocInd de l’ANR, et au programme Big Brain Theory de l’Institut du Cerveau.

Equipes scientifiques

Equipe « Développement du cerveau »
Chef d'équipe
Bassem HASSAN PhD, DR1, INSERM
Développement et plasticité du système nerveux central Domaine principal : Neurosciences cellulaires & moléculaires L’équipe "Développement du cerveau",  dirigée par Bassem HASSAN s’intéresse à la formation des neurones et des réseaux neuronaux au cours du développement cérébral grâce à des modèles de mouches drosophile et murins. L’équipe étudie le contrôle transcriptionnel des cellules souches neuronales embryonnaires ainsi que l’émergence des circuits visuels et des réseaux neuronaux responsable du comportement ainsi qu’au contrôle transcriptionnel des cellules souches embryonnaires.
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