L’inconscient sous influence consciente

Recherche Mis en ligne le 1 septembre 2016
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Dans une étude publiée dans la nouvelle revue scientifique internationale Neuroscience of Consciousness, Benjamin Rohaut, chercheur Inserm et Lionel Naccache, responsable de l’équipe « Picnic lab : Physiological Investigation of Clinically Normal and Impaired Cognition », tous deux également cliniciens rattachés au département de neurologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, AP-HP, apportent la preuve que le traitement sémantique inconscient d’un mot existe bel et bien, mais qu’il est soumis à des influences conscientes très fortes. Un travail réalisé en collaboration avec leurs collègues de l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière – AP-HP/CNRS/Inserm/Sorbonne Université.

La psychologie expérimentale regorge de situations qui permettent de sonder la profondeur et la diversité des opérations mentales qui sont réalisées à notre insu, c’est-à-dire inconsciemment. Par exemple, en utilisant les techniques de présentation visuelle subliminale, il est possible d’« injecter » un mot dans le cerveau d’un sujet volontaire, puis de sonder son destin psychologique et cérébral à l’aide de mesures comportementales et d’imagerie cérébrale fonctionnelle. Depuis la fin des années 90, plusieurs études retentissantes ont ainsi fait la démonstration que le sens d’une image, d’un nombre ou d’un mot subliminal pouvait être représenté inconsciemment dans notre esprit/cerveau.

Dans l’étude dirigée par Lionel Naccache, les chercheurs apportent la preuve que le traitement sémantique inconscient d’un mot existe bel et bien, mais qu’il est soumis à des influences conscientes très fortes.

Pour ce faire, ils ont utilisé des mots français tels que : « bande, grue, glace, avocat, cruche, seconde, lettre, accord, temps, bar, coupe … ». Ces mots partagent une propriété sémantique commune, l’avez-vous remarquée ?

En réalité chacun de ces mots est « polysémique », et est donc associé à deux significations différentes (ou plus). A chaque fois qu’un tel mot vous est présenté, vous pouvez donc le comprendre de deux manières différentes. Consciemment nous ne percevons qu’une seule signification à la fois, ainsi que l’énonçait Descartes dès 1649 dans Les passions de l’âme : « nous n’avons qu’une seule pensée d’une même chose en même temps ». Le sens du mot auquel nous accédons consciemment à un instant donné est susceptible d’être influencé.

Ainsi, si vous lisez : SORBET puis GLACE, vous accéderez très probablement au sens culinaire du mot glace : « produit sucré et aromatisé obtenu par glaçage d’un mélange pasteurisé, à base de lait, crème ou beurre et d’œufs (glace aux œufs), de sirop et de fruit (glace au sirop, sorbet) » (Dictionnaire Larousse), tandis que le couple MIROIR – GLACE orientera puissamment votre analyse sémantique vers la « feuille de verre homogène et convenablement recuit dont les deux faces sont parfaitement planes et parallèles et dont on fait les miroirs, les vitrages ».

Les auteurs ont présenté aux volontaires de cette expérience des triplets de mots, tout en enregistrant leur activité cérébrale à l’aide d’un casque d’électrodes posé sur leur tête. Chaque essai débutait par la présentation d’un premier mot qui était toujours visible et qui permettait de définir un contexte sémantique particulier (ex : SORBET). Puis le second mot était flashé à l’écran et était soit subliminal soit consciemment visible. Le troisième mot apparaissait alors et était toujours consciemment visible. Il servait de stimulus cible auquel les sujets devaient répondre en appuyant sur un bouton afin d’indiquer s’il s’agissait d’un vrai mot (ex : VITRE) ou d’une chaîne de lettres prononçable mais ne correspondant pas à un mot du lexique (on parle de pseudo-mot, tel que DRAIE). Lorsque le mot du milieu était relié sémantiquement au mot cible, les sujets répondaient plus rapidement. On parle d’un effet d’amorçage. Cet effet amorçage se révéla aussi dans l’analyse des activités cérébrales.

Lorsque le mot polysémique (mot du milieu du triplet) était consciemment visible, un effet d’amorçage n’était présent que pour la signification cohérente avec le mot contextuel présenté au début de chaque essai (mot 1). Par exemple, lorsque l’on présentait le triplet : TRACTEUR – GRUE – CHANTIER, on retrouvait un amorçage du mot CHANTIER par le mot GRUE, alors que cet effet était absent dans les triplets tels que : OISEAU – GRUE – CHANTIER. L’analyse de l’activité électrique cérébrale confirma et précisa ce résultat. L’absence d’amorçage pour la signification non contextualisée du mot polysémique indique que cette dernière n’était tout simplement pas analysée par les sujets. Le traitement sémantique conscient est donc bien influencé par le contexte conscient.

Le résultat central de ce travail réside dans la découverte qu’il en va de même pour la perception inconsciente des mots polysémiques. Lorsque le mot polysémique (mot 2) était présenté de manière subliminale, les auteurs retrouvèrent des effets d’amorçage sémantique comparables à ceux observés dans la condition de lecture consciente : seules les significations du mot polysémique subliminal cohérentes avec le mot contextuel étaient inconsciemment analysées.

Cette série d’expériences démontre ainsi que la cognition inconsciente est non seulement très complexe, puisqu’elle peut atteindre le niveau de la sémantique (le sens des mots), mais également qu’elle se montre extrêmement sensible aux influences conscientes. A chaque instant, notre posture consciente influence la nature des opérations mentales qui se déroulent en nous inconsciemment.

« Ce travail qui croise les neurosciences avec la psycholinguistique de la langue française illustre également le potentiel des approches scientifiques multidisciplinaires », concluent Lionel Naccache et ses collaborateurs.

Référence : Unconscious semantic processing of polysemous words is not automatic.
Benjamin Rohaut, F.-Xavier Alario, Jacqueline Meadow, Laurent Cohen, Lionel Naccache, Neuroscience of Consciousness, 6 Août 2016.