L’appréciation de scènes humoristiques est associée à une activité électrique spécifique dans le cerveau

Recherche Mis en ligne le 19 mai 2023
Salle de cinéma
Ouvrir / fermer le sommaire

L’appréciation de l’humour a-t-elle une signature cérébrale ? Dans une nouvelle étude parue dans la revue Neuropsychologia, Vadim Axelrod à l’université Bar-Ilan de Tel-Aviv, en collaboration avec Lionel Naccache (Sorbonne Université, AP-HP) à l’Institut du Cerveau, lèvent le voile sur les ressorts cérébraux des émotions que nous éprouvons dans une salle obscure. Tirant profit de la synchronisation émotionnelle qui unit les spectateurs d’un même film, les chercheurs ont découvert que les séquences les plus drôles d’une œuvre de Charlie Chaplin était associées à une orchestration électrique cérébrale spécifique. Ce premier pas prometteur devra être suivi d’études visant à reproduire cette découverte.

L’humour est un état d’esprit essentiel pour apaiser les tensions interpersonnelles, diminuer le stress, soulager une souffrance physique et morale, voire améliorer la réponse immunitaire de l’organisme. Au vu de ce rôle central dans nos existences, il est souhaitable de mieux comprendre les mécanismes cognitifs et neuronaux sur lesquels il repose. Or le sens de l’humour reste hautement dépendant d’une culture, d’une époque, ou d’un contexte donné. Il est bien rare de s’esclaffer devant les graffitis facétieux de la Rome antique, ou les dialogues comiques du théâtre Nô… Comment, dans ce cas, généraliser son fonctionnement ?

« Certains aspects de l’humour sont certainement partagés par une grande partie de l’humanité, estime Lionel Naccache, spécialisé dans l’exploration de la conscience humaine et co-responsable de l’équipe « PICNIC » à l’Institut du Cerveau. Les humains sont très sensibles aux ressorts comiques de l’humour non-verbal – comme les gesticulations, les chutes, les coups injustifiés ou les imitations. L’humour physique est d’ailleurs à la base du slapstick, du burlesque, du clown, du mime… et du cinéma muet de Charlie Chaplin, connu pour susciter l’hilarité à travers de nombreuses cultures. »

Les chercheurs de l’Institut du Cerveau et de l’université de Bar-Ilan de Tel-Aviv ont souhaité profiter de l’étonnant pouvoir des pitreries de Chaplin pour étudier le substrat neuronal de l’humour… avec un nouvel outil. En effet, l’IRMf était jusqu’ici la technique de choix dans ce type de recherches, et plusieurs études avaient montré l’implication du lobe temporal dans le traitement des stimuli insolites. Cependant, le signal obtenu via IRMf ne permet pas d’étudier l’activité cérébrale à travers l’ensemble du spectre des ondes électromagnétiques générées par le cerveau : une partie de l’information est perdue.

 

L’humour en profondeur

Pour pallier ce manque, les chercheurs ont eu recours à l’analyse d’enregistrements électrophysiologiques intra-cérébraux, qui permettent d’examiner l’activité neuronale de manière directe avec une grande précision spatiale et temporelle (à l’échelle de la milliseconde) dans plusieurs zones corticales. Grâce à la plateforme de neuroimagerie CENIR de l’Institut du Cerveau, ils ont étudié treize patients épileptiques, chez qui des électrodes cérébrales profondes avaient été implantées dans le cadre du bilan pré-chirurgical d’une épilepsie pharmaco-résistante.

Les chercheurs ont demandé aux patients de regarder un extrait de trois minutes du film Le Cirque de Charlie Chaplin (1928), dans lequel on peut apprécier la fameuse scène de la cage au lion – tandis que leur activité cérébrale était mesurée en direct. Préalablement, le caractère amusant (ou non) de chaque séquence avait été évalué, plan par plan, par un groupe de volontaires sains.

L’équipe a ensuite comparé l’activité neuronale des patients, enregistrée pendant les scènes les plus drôles du film, à celle enregistrée durant les scènes les moins drôles.

« Nous avons observé que les séquences les plus amusantes étaient associées à une augmentation des ondes gamma à haute fréquence et une diminution des ondes à basse fréquence. Pour les scènes les moins amusantes, c’était l’inverse, explique Vadim Axelrod, qui a dirigé l’expérience. Ces résultats indiquent que l’activité neuronale à haute fréquence, que l’on observe dans les tâches qui demandent beaucoup d’engagement cognitif, comme le travail, est également une marque de l’appréciation de l’humour. A l’inverse, les scènes qui ne sont pas drôles – comme les séquences de transition où le personnage se déplace d’un lieu à un autre sans rien faire – favorisent l’inattention et l’introspection… et une prépondérance des basses fréquences. »

Plus important, cette relation inverse entre hautes et basses fréquences était observable dans les régions du lobe temporal, et pas dans d’autres. Il semblerait que le contenu humoristique ne soit pas traité de la même façon dans tout le cortex, et dépende des zones et fonctions cérébrales. 

 

Des machines à détecter l’incongruité

Selon une théorie dominante, le traitement de l’humour reposerait sur deux mécanismes complémentaires. D’abord, la détection d’un élément incongru de la réalité (par exemple dans La Ruée vers l’or de Charlie Chaplin, le héros mange des lacets de chaussures comme des spaghettis). Puis, le surgissement d’une émotion positive liée à cette incongruité. Ce qui est drôle serait donc à la fois inattendu et agréable, et impliquerait deux circuits neuronaux : cognitif et émotionnel.

« Nos résultats appuient cette théorie, dans la mesure où nous confirmons le rôle prééminent du lobe temporal dans l’appréciation de l’humour. Comme les parties antérieures de cette zone sont impliquées dans la mémoire sémantique, on peut imaginer que leur activité est liée à l’analyse de la scène et à la détection de son caractère incongru, ajoute Vadim Axelrod. A l’inverse, l’activation de ses parties postérieures pourrait correspondre à la compréhension du caractère inhabituel – et donc amusant – de certaines interactions sociales. »

Pour valider formellement la théorie de l’incongruité, de futures études devront montrer une activation simultanée des circuits neuronaux cognitifs et émotionnels. Les chercheurs devront également examiner d’autres zones impliquées dans la cognition (comme le gyrus frontal inférieur et cortex cingulaire antérieur) et dans les émotions.

Enfin, il ne saurait y avoir de généralisation sur les mécanismes de l’humour, sans en étudier d’autres formes !

« Ici, nous avons uniquement examiné les réactions au genre slapstick. En utilisant des films plus longs, avec des interactions sociales plus complexes où surgissent plaisanteries, ironie, sarcasmes ou blagues à référence, nous pourrons étoffer notre compréhension de ce magnifique phénomène, proprement humain, qu’est la dérision », concluent les chercheurs.

Source

Axelrod, v. et al. Intracranial study in humans: Neural spectral changes during watching comedy movie of Charlie Chaplin. Neuropsychologia(2023). 10.1016/j.neuropsychologia.2023.108558

 

FINANCEMENT

Cette étude a été financée par la Bourse Alon du Conseil israélien pour l’enseignement supérieur, le programme “Investissements d’avenir de l’ANR et la fondation OCIRP.