Le trouble bipolaire : une affection encore méconnue

Mis en ligne le 30 mars 2021

JM troubles bipolaires

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Si le mot « bipolaire » est aujourd’hui de plus en plus présent dans les médias, et parfois utilisé à tort, une pathologie grave et invalidante se cache derrière ce terme. Fabien Vinckier, MCU-PH à l’Université de Paris au GHU Paris Psychiatrie et Neuroscience et chercheur dans l’équipe  « Motivation, Cerveau et Comportement » à l’Institut du Cerveau, fait la lumière sur les enjeux de cette pathologie qui touche près de 3 % de la population.

Qu’est-ce qu’un trouble bipolaire ?

Le trouble bipolaire est un trouble de l’humeur qui se définit par l’alternance d’épisodes dépressifs, avec tous les symptômes de la dépression, l’excès d’affects négatifs (tristesse, désespoir, angoisses, douleur morale), le défaut d’affects positifs, un trouble des fonctions instinctuelles (sommeil, appétit, libido), un ralentissement psychomoteur ; et des phases dites maniaques ou hypomaniaques selon l’intensité, qui se définissent par une exaltation, une euphorie ou parfois de la colère, un gain d’énergie avec une excitation psychomotrice, une diminution des besoins de sommeil, des conduites à risque (sur le plan financiers de type dépenses inconsidérées, ou sexuel) … Entre ces épisodes, il y a des phases sans symptôme. La durée des épisodes varie de quelques semaines à quelques mois, avec des épisodes dépressifs souvent plus longs que les épisodes maniaques.

Point très important : il n’y a pas un trouble bipolaire, mais des troubles bipolaires. Beaucoup de patients ne se retrouvent pas dans la définition « canonique » de ce trouble, et négligent parfois de consulter. Comme dans beaucoup de troubles psychiatriques, il s’agit en fait d’un spectre de plusieurs troubles, qui peuvent varier en termes de prédominance de l’une ou de l’autre des phase, d’intensité des symptômes, de la vitesse à laquelle les cycles s’alternent, de la durée des phases stables entre les épisodes thymiques (maniaque ou dépressif) et bien d’autres facteurs…

Le trouble bipolaire est une maladie chronique que l’on ne sait pas guérir. De nouveaux épisodes sont possibles tout au long de la vie. Il est cependant souvent possible (et cela doit rester l’objectif dans tous les cas) de contrôler complètement les épisodes et les symptômes avec des traitements, même s’ils ne permettent pas de faire disparaître la maladie (en cas d’arrêt des traitements, les troubles reviennent). Le trouble bipolaire est une maladie grave, notamment en raison du handicap généré par les épisodes thymiques mais aussi du risque suicidaire : environ 5 % des patients atteints de trouble bipolaire décèdent par suicide.

Il ne faut pas galvauder le terme. Le trouble bipolaire est une maladie qui induit une souffrance importante pour les patients et pour leurs proches. Il ne s’agit pas d’un fonctionnement psychique original ou même d’un type de personnalité. C’est une pathologie qui nécessite des soins, des traitements médicamenteux et une prise en charge psychothérapeutique.

Comment diagnostique-t-on un trouble bipolaire ?

A l’heure actuelle, le diagnostic se fait uniquement sur la base des symptômes cliniques. Nous n’avons pas encore trouvé de biomarqueurs d’imagerie ou sanguins par exemple, pour le trouble bipolaire, même si c’est une perspective de recherche pour les années à venir.

Le cœur du diagnostic repose sur l’identification de phases maniaques ou hypomaniaques. En effet, autant il existe des troubles dit unipolaires comme le trouble dépressif récurrent (au cours duquel on observe une répétition d’épisodes dépressifs sans épisode maniaque), autant il n’existe pas de trouble unipolaire maniaque. La présence d’un seul épisode maniaque ou hypomaniaque suffit donc pour poser le diagnostic, et pour affirmer un risque de nouvel épisode maniaque ou dépressif. Attention cependant, si les épisodes maniaques ou hypomaniaques sont au cœur du diagnostic, ce sont souvent les épisodes dépressifs qui sont les plus fréquents et les plus longs. Historiquement, on s’est longtemps concentré sur les épisodes maniaques, plus visibles et plus caractéristiques de la maladie, alors même que le cœur du trouble bipolaire, ce dont les patients souffrent majoritairement et le plus longtemps, sont les épisodes dépressifs.

Parfois le diagnostic est évident. Par exemple lorsque le patient est d’emblée pris en charge pour un épisode maniaque ou hypomaniaque. Certains patients vont également consulter et rapporter des fluctuations saisonnières (il existe un lien documenté entre les variations d’exposition à la lumière et l’humeur) : par exemple un épisode hypomaniaque tous les printemps. Il est également fréquent que les patients rapportent que les épisodes dépressifs font suite à un épisode hypomaniaque (parfois très court), un peu comme si l’épisode avait brulé toute l’énergie du patient et que l’épisode dépressif arrivait en contrecoup.

Le plus souvent, cependant, le patient consulte pour dépression et c’est un faisceau d’arguments qui nous oriente vers un trouble bipolaire. Lorsqu’on suspecte un trouble bipolaire, il est très important de faire appel à l’entourage, famille, amis ou conjoint. En effet, autant les patients se rendent – le plus souvent – facilement compte de leur état lorsqu’ils sont déprimés, autant il y a souvent une anosognosie, c’est à dire une incapacité à prendre conscience des symptômes, lors d’un épisode maniaque ou hypomaniaque. De même, les patients déprimés ont souvent de grandes difficultés à se souvenir de leur épisodes maniaques ou hypomaniaques. En plus de la recherche d’épisodes maniaques ou hypomaniaques, il est important de rechercher des antécédents de trouble bipolaire dans la famille (il y a une composante génétique dans cette pathologie) ou de décès par suicide, une réponse trop rapide ou une absence de réponse aux antidépresseurs lors des épisodes dépressifs, un début des troubles apparu très jeune… Enfin, les caractéristiques des épisodes permettent parfois d’orienter, même si souvent sans certitude, vers le diagnostic.

L’étape suivante est celle du diagnostic différentiel, c’est-à-dire s’assurer que les symptômes du patient ne sont pas dus à d’autres facteurs. La prise de toxique en est un. La cocaïne par exemple peut mimer un épisode hypomaniaque. Des pathologies neurologiques ou hormonales — un dysfonctionnement de la thyroïde par exemple — peuvent donner des symptômes ressemblants. A noter qu’il s’agit aussi souvent plus de comorbidités de que véritables alternatives diagnostic. Il est par exemple fréquent que le trouble bipolaire soit associé à d’autres troubles psychiatriques (troubles anxieux, trouble attentionnel avec ou sans hyperactivité ou troubles addictologiques) ou non psychiatriques qui peuvent eux-mêmes aggraver les troubles (syndrome d’apnée obstructive du sommeil par exemple).

Le trouble bipolaire est-il héréditaire ?

Comme toutes les maladies psychiatriques, le trouble bipolaire est multifactoriel, avec au sein de ces facteurs un risque génétique. Il n’existe pas un seul gène de la bipolarité, mais probablement de très nombreux gènes, tous associés à une très faible augmentation du risque. On sait en revanche qu’au total l’héritabilité (c’est-à-dire la part de risque lié aux facteurs génétiques) est importante, probablement entre 60 et 85 %. Le fait d’avoir des apparentés atteints de trouble bipolaire augmente le risque de développer soi-même la maladie de façon importante (jusqu’à 10 fois plus en cas d’apparentés au premier degré). Lorsque nous rencontrons un patient, la question d’un trouble bipolaire dans la famille ou de cas de suicide est donc systématique. Il existe également des facteurs environnementaux, mais aussi épigénétiques, c’est-à-dire des facteurs environnementaux qui vont modifier l’expression de certains gènes.

Quelle est la proportion de trouble bipolaire dans la population ?

Tout dépend de quoi on parle. Dans le cas du trouble bipolaire canonique typique, avec des épisodes de dépression et de manie bien caractérisés, cela représente environ 1 à 2 % de la population. Si l’on considère le spectre élargi du trouble bipolaire, avec par exemple des patients qui font des épisodes dépressifs et des réactions atypiques aux antidépresseurs sans pour autant faire d’épisode maniaque franc, ou encore la cyclothymie, c’est-à-dire l’existence de fluctuations thymiques sans pour autant atteindre l’intensité d’un épisode dépressif ou maniaque, la prévalence se situe probablement au-delà de 5 %.

Ces dernières années, nous avons noté à une augmentation de l’incidence du trouble bipolaire dans la littérature, pas tant à cause d’une « épidémie » de trouble bipolaire, mais plutôt parce qu’il est mieux diagnostiqué et qu’on est passé de l’idée d’une maladie unique à celle d’un spectre de maladies. De nombreux patients qui n’étaient auparavant pas diagnostiqués bipolaires le sont aujourd’hui.

À quel âge débute le trouble bipolaire ?

On citait classiquement un âge de début autour de 30-35 ans, mais il s’agit en fait de l’âge du diagnostic. Or, il y a un très grand retard au diagnostic : il n’est pas rare de voir un délai de 10 ans entre les premiers symptômes et le diagnostic. Les premiers symptômes précèdent donc de beaucoup le diagnostic du trouble, et débutent en général dans la vingtaine. Certaines formes débutent dans l’adolescence avec parfois une expression différente des symptômes. D’autres sont diagnostiquées beaucoup plus tardivement, à 50 ou 60 ans, souvent à l’occasion d’un épisode dépressif résistant.

Comment traite-t-on le trouble bipolaire ?

La pierre angulaire de la prise en charge du trouble bipolaire reste les traitements médicamenteux. Il existe trois grandes classes de traitements thymorégulateurs ou régulateurs de l’humeur. La première d’entre eux est le lithium, sous différentes formes (sels de lithium). C’est le traitement de référence et le plus efficace pour la prévention des épisodes maniaques, mais aussi des épisodes dépressifs. C’est aussi le traitement le plus efficace pour prévenir le risque suicidaire. Il est malheureusement sous-prescrit, à cause de ses effets secondaires au long cours et notamment de possibles effets sur la fonction rénale et sur la thyroïde, qui nécessitent une surveillance biologique régulière. Il est fondamental de souligner que malgré ses effets secondaires, le lithium diminue la mortalité (et donc, augmente l’espérance de vie) des patients. Les deux autres classes de traitements sont certains médicaments anticonvulsivants (antiépileptiques), ainsi que la majorité des antipsychotiques atypiques. Certains traitements antidépresseurs peuvent parfois être utilisés, mais ponctuellement, c’est à dire pour la prise en charge d’un épisode dépressif, en association avec un traitement thymorégulateur, et pour une durée courte.

Des traitements non médicamenteux existent également en complément de l’approche médicamenteuse comme la luminothérapie ou la neurostimulation, avec la stimulation magnétique transcrânienne et surtout l’électro-convulsivothérapie dans les formes graves et résistantes.

Un aspect absolument fondamental est la psychoéducation, l’éducation thérapeutique. Le patient doit être un expert de sa maladie, et ses traitements. En particulier, apprendre à repérer les signes avant-coureurs d’un épisode est essentiel pour agir au plus vite et éviter une hospitalisation. Ce travail doit être mené avec les proches, car ce sont parfois eux qui vont signaler les symptômes avant un épisode.

Les différentes formes de psychothérapies et les règles hygiéno-diététiques sont importantes au quotidien. L’hygiène de vie est un élément en soi de contrôle du trouble. Avoir des horaires fixes de sommeil, une heure de lever fixe dans la semaine, limiter la prise d’excitant, la consommation de toxique comme la cocaïne ou le cannabis…

Quelles sont vos recherches à l’Institut du Cerveau sur le sujet ?

Mes recherches portent sur deux aspects des troubles de l’humeur. La première est de caractériser les effets des épisodes thymiques. Les variations d’humeur ont un impact sur la prise de décision, la motivation, le traitement de l’information par les patients. Certains de mes travaux cherchent donc à caractériser les troubles de la motivation au cours des épisodes thymiques et notamment lors de la dépression.

Plus d’informations : https://institutducerveau-icm.org/fr/actualite/dire-secoue-toi-a-personne-deprimee-ca-ne-sert-a-rien/

L’autre aspect de mes recherches est de comprendre la cinétique des fluctuations d’humeur. Est-il possible de décrire, sur le plan cognitif, comment apparaissent les fluctuations de l’humeur que nous pouvons tous expérimenter au quotidien ou les fluctuations pathologiques ? Celles-ci suivent-elles le même pattern et la même logique ? Comment l’humeur impacte-t-elle le traitement de l’information ? Depuis quelques années, certaines équipes se sont intéressées à construire un modèle computationnel de l’humeur, c’est-à-dire essayer de décrire à l’aide d’équations comment une séquence d’événements positifs et négatifs peuvent être intégrés au cours du temps au sein d’un signal d’humeur. Évidemment, il s’agit d’un phénomène réciproque : l’humeur est influencée par les événements de vie que nous traversons, mais elle impacte également la façon dont nous les percevons.

Une première étape de cette ligne de recherche est d’induire des fluctuations minimales de l’humeur chez des sujets sains sur une durée courte, par exemple à l’aide de stimuli positifs ou négatifs, pour décrire comment ils se répercutent sur l’humeur des participants (mesurée par des évaluations subjectives). Il est alors possible de décrire mathématiquement ce phénomène, de coupler cette approche avec de la neuroimagerie pour en voir les corrélats cérébraux, ou d’étudier l’impact de ces fluctuations de l’humeur sur la prise de décision.

Plus d’informations : https://institutducerveau-icm.org/fr/actualite/humeur-influence-nos-decisions/

Une des limites est la question de l’échelle de temps. Au laboratoire et a fortiori dans une machine d’IRM, on n’étudie classiquement que des fluctuations à une échelle de temps courte, de quelques minutes ou quelques heures. À l’inverse, en clinique, ces fluctuations sont évidemment beaucoup plus intenses, mais également beaucoup plus lentes : les épisodes thymiques s’étendent sur des semaines voire des mois. Avec Pablo Carrillo, doctorant sous ma supervision à l’Institut du Cerveau, et Chantal Henry, Professeure de Psychiatrie à l’Université de Paris au GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences et chercheuse à l’Institut Pasteur, nous souhaitons essayer d’utiliser la même logique, mais pour comprendre les fluctuations d’humeur à une échelle de temps beaucoup plus longue, grâce notamment à la création d’une application.

Schématiquement, il s’agira de savoir si les équations que nous utilisons pour décrire des fluctuations de l’humeur minimale sur un temps court peuvent également s’appliquer pour prédire des fluctuations beaucoup plus intenses évoluant sur plusieurs semaines. Une des façons de faire sera de faire passer le même genre de tâches cognitives que celles que nous avons déjà utilisées chez des volontaires sains (c’est-à-dire sur une durée courte de quelques dizaines de minutes) à des patients atteints de troubles bipolaires. Nous pourrons alors appliquer notre modèle computationnel pour extraire ce que l’on appelle des paramètres libres, c’est-à-dire des nombres décrivant — en l’occurrence — comment sont accumulés les signaux positifs et négatifs au cours du temps au sein du signal d’humeur. Outre la comparaison directe avec des volontaires sains, nous pourrons également voir si ces paramètres libres (obtenus sur une durée courte) permettent de prédire l’évolution de l’humeur à une durée beaucoup plus longue, telle que mesurée par l’application. À très long terme, on pourrait imaginer que ce genre de stratégie pourrait être un élément, parmi d’autres, pour guider le clinicien dans ses choix thérapeutiques.

Un second aspect du projet est d’étudier les bases neurobiologiques de cette cinétique de l’humeur. Malheureusement, la majorité des techniques d’imagerie ne permettent pas de suivre comment évoluent l’activité de différentes régions cérébrales sur une durée longue (il n’est pas possible de laisser un patient dans un scanner pendant plusieurs jours !) Il y a donc un véritable défi technologique pour changer d’échelle de temps et décrire un processus à l’échelle de plusieurs semaines !