Imaginer sans images mentales : enquête sur les caractéristiques des personnes aphantasiques

Recherche Mis en ligne le 8 septembre 2023
Une personne l'air pensif au bord de l'eau
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« Pensez à une plage de sable blanc sur une île paradisiaque. Vous la voyez ? » La capacité à visualiser un lieu, un visage ou un objet sur commande varie considérablement en fonction des individus. Certains sont dans l’incapacité totale de convoquer des images mentales : on parle alors d’aphantasie, soit littéralement, « un défaut d’imagination ». Il ne s’agit pourtant pas d’un trouble ou d’une maladie, mais d’une particularité cognitive étonnante. A l’Institut du Cerveau, Jianghao Liu et Paolo Bartolomeo (Inserm) montrent que les personnes dites aphantasiques ont des caractéristiques que l’on peut décrire objectivement : elles seraient plus lentes que la moyenne pour traiter les informations visuelles, et éprouveraient des difficultés à s’en imprégner. Ces observations sont décrites dans une nouvelle étude publiée dans la revue Cortex.

L’aptitude à visualiser des visages, objets, paysages, ou même des scènes du passé, existe sur un spectre. Si certains sont capables de se représenter le plan d’une ville dans ses moindres détails et à la parcourir mentalement, rue par rue, d’autres possèdent un cinéma intérieur parfaitement vierge. On parle, dans ce cas, d’aphantasie – l’incapacité à produire volontairement l’image mentale visuelle qui correspond à une idée.

Les personnes dont l’aphantasie est congénitale – c’est-à-dire qui n’est pas apparue à la suite d’un AVC (Accident Vasculaire Cérébral), d’un traumatisme cérébral ou d’une maladie psychiatrique – prennent conscience de leur particularité assez tard dans la vie. En effet, ce petit déficit de visualisation n’entraine pas de handicap particulier : elles n’ont donc aucune raison de soupçonner qu’elles sont atypiques. Ni de réaliser qu’à l’autre extrémité du spectre, on trouve les individus hyperphantasiques, qui peuvent produire des images mentales aussi précises que des illustrations dans un livre.

« Échanger avec ces personnes est fascinant. Nous avons tendance à penser l’accès à la perception visuelle, à la conceptualisation et à la mémoire est le même pour tous. Rien n’est moins vrai, se réjouit Paolo Bartolomeo, neurologue et chercheur à l’Institut du Cerveau. Les aphantasiques sont incapables de se représenter mentalement à quoi ressemblent leurs parents, leurs amis ou leur partenaire lorsque ceux-ci sont absents. Mais cela ne les empêche pas de décrire les caractéristiques physiques de leurs proches : ces informations visuelles ont été stockées, d’une manière ou d’une autre. »

 

L’imagerie mentale visuelle en question

Il existe actuellement un débat animé sur l’origine de l’aphantasie. Est-elle liée à un déficit de la perception ? À des facteurs émotionnels et psychologiques ? À une légère difficulté pour accéder à ses propres sensations ? Pour répondre à cette question, Paolo Bartolomeo et Jianghao Liu, doctorant au sein de l’équipe « PICNIC – Neurophysiologie et neuroimagerie fonctionnelle » à l’Institut du Cerveau, ont recruté 117 volontaires – dont 44 aphantasiques, 31 hyperphantasiques, et 42 personnes possédant une imagerie mentale typique – et leur ont fait passer un test d’imagerie mentale et de perception visuelle.

« Notre test, baptisé Batterie Imagination Perception (BIP), est conçu pour évaluer le lien entre perception et imagerie mentale à travers les différentes qualités visuelles qui permettent de décrire une scène – comme la forme, la couleur, la position dans l’espace, la présence de mots ou de visages », explique Jianghao Liu.

Les participants devaient regarder un écran blanc, tandis qu’une voix annonçait une qualité visuelle (« la forme » par exemple), puis deux mots correspondant à des concepts qu’ils devaient matérialiser dans leur esprit de la manière la plus précise possible (comme « un castor » et « un renard »). La voix leur communiquait ensuite un qualificatif (comme « long ») ; les participants étaient alors chargés de déterminer lequel, entre le castor et le renard, correspondait le mieux à « long ».

La rapidité et la pertinence des réponses étaient enregistrées, et les répondants étaient chargés d’évaluer la qualité de l’image mentale qu’ils avaient – ou non – réussi à produire à partir de la description indiquée. Enfin, ils devaient repasser un test de perception où les stimuli étaient cette fois présentés au format visuel : le long renard apparaissait sous forme d’une image accompagné de sa description audio, sans que les participants aient besoin de l’imaginer.

 

Quand l’imagination prend son temps

« Nos résultats indiquent que les performances des personnes aphantasiques sont équivalentes aux autres groupes en termes de perception et de capacité à associer un concept à sa représentation, remarque Jianghao Liu. À une exception près ! Ils sont en moyenne plus lents que les hyperphantasiques et les imageurs typiques pour traiter les informations visuelles, notamment les formes et des couleurs. Ils ont également peu confiance en l’exactitude de leurs réponses au test. »

Des études précédentes ont pourtant montré que les aphantasiques étaient aussi rapides que les autres pour répondre à des questions liées à la manipulation de concepts abstraits ; ce serait donc spécifiquement le traitement des informations visuelles qui marqueraient, chez eux, un léger retard. Comment expliquer ce phénomène ?

« Les participants du groupe aphantasique perçoivent les éléments de la réalité avec précision, et ne présentent aucun déficit de mémoire et de traitement du langage. Nous pensons donc que ces derniers présentent un léger défaut de ce qu’on appelle la conscience phénoménale. Cela signifie qu’ils ont accès aux informations sur les formes, couleurs, configurations spatiales, mais que ces informations visuelles ne se traduisent pas, dans l’expérience consciente, par une image mentale de type visuel, précise Paolo Bartolomeo. Nous pensons que cette particularité est compensée par d’autres stratégies cognitives – comme des listes mentales de caractéristiques visuelles – qui permettent aux aphantasiques de se souvenir, malgré tout, de ce qu’ils ont vu. »

 

Le futur de la perception

Ces premiers résultats restent limités le mode de recueil des données, qui consistait en un questionnaire en ligne. Cependant, ils nous mettent sur une piste prometteuse pour mieux comprendre le fonctionnement de l’imagerie mentale visuelle. De futures études permettront de mettre à jour les mécanismes neuronaux qui sous-tendent ces observations, et à terme, de comprendre les déficits de visualisation spécifiques aux patients ayant subi un accident vasculaire cérébral.

« Nous espérons également développer des outils interventionnels pour certaines maladies psychiatriques, comme le trouble du stress post-traumatique (TSPT), qui se caractérise notamment par l’irruption d’images issues du souvenir traumatique. Si nous pouvions débarrasser les patients de ces images mentales intrusives, cela favoriserait beaucoup leur guérison », conclue Jianghao Liu.

Source

Liu, Ji., Bartolomeo, P. Probing the unimaginable: The impact of aphantasia on distinct domains of visual mental imagery and visual perception. Cortex, 5 juillet 2023. DOI : 10.1016/j.cortex.2023.06.003.

 

FINANCEMENT

Cette étude a été réalisée grâce au soutien de Dassault Systèmes, de l’ANR et de la Fondation pour la Recherche sur les AVC.

Equipes scientifiques

Equipe "PICNIC- Neuropsychologie et neuroimagerie fonctionnelle"
Chef d'équipe
Paolo BARTOLOMEO MD, PhD, DR2, INSERM
Laurent COHEN MD, PhD, PU-PH, Sorbonne Université, AP-HP
Lionel NACCACHE MD, PhD, PU-PH, Sorbonne Université, AP-HP
Cognition: Pensée créative, raisonnement, sémantique et syntaxe Domaine principal: Cognition Domaine secondaire : Neurosciences cliniques & translationnelles La conscience, l’attention, la perception visuelle, le langage sont des fonctions cognitives complexes qui mettent en jeu différentes aires cérébrales et différents réseaux neuronaux. L’équipe "PICNIC - Neuropsychologie et neuroimagerie fonctionnelle", dirigée par Laurent COHEN, Lionel NACCACHE et Paolo BARTOLOMEO, qui sont tous les trois neurologues, se consacre à l’étude des fonctions cognitives développées de façon exclusive ou prédominante chez l’être humain. L’étude des patients occupe une place centrale dans sa méthode d’approche. Avec les sujets sains comme avec les patients, l’équipe fait appel à des techniques comportementales et d’imagerie cérébrale multimodale de pointe : IRM anatomique et fonctionnelle, EEG, MEG, enregistrements intra-cérébraux.
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