Chez les personnes bilingues, le cortex visuel traite différemment la lecture des caractères latins et chinois

Recherche Mis en ligne le 11 avril 2023
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Près de la moitié de l’humanité parle plus d’une langue, et de nombreux adultes peuvent lire et maîtriser plusieurs systèmes d’écriture. Comment le cortex visuel s’adapte-t-il à la reconnaissance de mots écrits avec des caractères différents ? Pour répondre à cette question, Laurent Cohen, professeur de neurologie à Sorbonne Université, praticien à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière AP-HP et chercheur à l’Institut du Cerveau (Inserm, CNRS, AP-HP, Sorbonne Université), et l’équipe Unicog dirigée par Stanislas Dehaene à NeuroSpin – le centre de neuroimagerie cérébrale du CEA – ont étudié le cerveau de 31 personnes bilingues. En utilisant l’IRMf 7T à haute résolution, les chercheurs ont montré que l’aire cérébrale de la lecture (la VWFA) est en fait composée de minuscules zones corticales sensibles à la perception des mots. Celles-ci sont indifféremment activées à la lecture de l’anglais et du français, deux langues écrites en alphabet latin. Chez les bilingues anglais-chinois en revanche, certaines zones corticales réagissent spécifiquement aux idéogrammes chinois et semblent aussi impliquées dans la reconnaissance des visages. L’apprentissage de plusieurs systèmes d’écriture, sous l’influence de la culture, pourrait donc façonner le cortex visuel au point que certains groupes de neurones se spécialisent dans la lecture d’un alphabet. Ces résultats sont publiés dans la revue Science Advances.

 

Tels des musiciens capables de jouer plusieurs instruments et de lire différents types de notation musicale, les personnes qui lisent régulièrement dans deux langues ont développé une habileté certaine pour naviguer d’un univers linguistique à un autre. Cette capacité est d’autant plus fascinante chez ceux qui maitrisent plusieurs systèmes d’écriture différents : alphabet romain, géorgien ou hébreu, kanjis japonais, idéogrammes chinois, signes diacritiques arabes… les langues du monde ont chacune leur manière de transcrire des sons et des significations. Mais comment cette agilité se développe-t-elle dans le cerveau ?

« Au sein du cortex occipito-temporal ventral gauche, la reconnaissance des mots écrits mobilise une zone spécifique appelée région de la forme visuelle des mots (ou VWFA pour Visual Word Form Area), explique Laurent Cohen, neurologue à l’Institut du Cerveau. Elle se forme durant l’acquisition de la lecture, et fait partie d’une vaste mosaïque de zones du cortex visuel spécialisées dans l’identification des objets comme les visages, les silhouettes, les outils ou les lieux. »

Les personnes chez qui cette zone est endommagée deviennent alexiques, c’est-à-dire qu’elles perdent la capacité de reconnaître les mots, voire les simples lettres.

La connaissance de cette région essentielle à l’apprentissage de la lecture était jusqu’ici limitée, notamment à cause de la trop faible résolution spatiale des IRM couramment utilisées en recherche. Or, les chercheurs se demandent aujourd’hui comment l’architecture neuronale de la VWFA se construit sous l’influence de l’éducation, l’expérience, et l’apprentissage de différentes langues.

« Nous voulions notamment déterminer si elle est divisée en plus petites zones spécialisées dans une ou plusieurs langues, ajoute Minye Zhan, première auteure de l’étude et post-doctorante au sein de l’unité de recherche en Neuroimagerie Cognitive (Unicog), à NeuroSpin, le centre de neuroimagerie cérébrale du CEA. L’écriture alphabétique est-elle traitée de la même manière que l’écriture basée sur des logogrammes – des symboles graphiques qui représentent un mot ? »

 

La haute résolution pour décoder l’alphabétisation

Pour répondre à ces questions, Laurent Cohen et l’équipe de Stanislas Dehaene ont fait passer des tests de lecture à 10 personnes bilingues anglais-chinois et 21 personnes bilingues anglais-français en utilisant l’IRM 7T de NeuroSpin, dont la précision est très supérieure à celle des IRM habituelles. Durant l’examen, les participants devaient regarder, présentés sur un écran, des caractères formant ou non de vrais mots français, chinois ou anglais – ainsi que des nombres, des visages, ou encore des maisons.

Grâce à ce protocole, les chercheurs ont pu étudier la VWFA de chacun des participants. Ils ont constaté que cette région est en fait subdivisée en minuscules zones corticales ultraspécialisées pour la perception de mots, et invisibles avec les techniques usuelles. Chez les bilingues anglais-français, toutes ces zones s’activaient indifféremment pour les deux langues. Chez les bilingues anglais-chinois, certaines étaient uniquement stimulées par la reconnaissance des logogrammes chinois. Chez tous les participants enfin, la lecture de pseudo-mots et de caractères incorrectement dessinés activait plus faiblement ces micro-zones que des mots réels et familiers.

« L’anglais et le français utilisent un alphabet identique ; c’est probablement pour cette raison que les deux langues exploitent les mêmes ressources corticales, même si leurs règles d’orthographe sont très différentes, précise Minye Zhan. En revanche, quand les systèmes d’écriture diffèrent radicalement en matière de contour, forme, et complexité des signes utilisés, on peut voir apparaître des groupes de neurones spécialisés. »

Ces résultats sont d’autant plus fascinants que, chez les bilingues anglais-chinois, les zones corticales qui répondaient spécifiquement à la lecture de mots chinois étaient aussi fortement activées par des images de visages.

« On peut supposer que la ‘lecture’ de la physionomie d’une personne et la lecture des logogrammes partagent certains mécanismes sous-jacents. Les visages, comme les caractères chinois, sont des formes compactes qu’on ne peut reconnaître et distinguer qu’en analysant la position de leurs différentes parties les unes par rapport aux autres », renchérit Stanislas Dehaene, directeur de NeuroSpin et professeur au Collège de France.

Pour déterminer si des zones spécialisées de la VFWA peuvent apparaître dans d’autres contextes linguistiques, les chercheurs devront maintenant étudier d’autres paires de langues. Par exemple, des bilingues qui maîtrisent des alphabets différents (russe-anglais), avec des sens de lecture opposés (anglais-arabe) ou des caractéristiques statistiques très différentes, comme la fréquence des voyelles et consonnes (français-polonais).

« De futures études nous permettront de nous assurer que le traitement visuel des logogrammes chinois ne constitue pas une exception dans le paysage des langues », conclut Stanislas Dehaene.

Cependant, parce que la région de la forme visuelle des mots chevauche des zones dédiées à l’identification des visages, des objets et autres éléments qui composent notre environnement, on peut supposer que sa grande plasticité permet l’émergence de particularités communes à de grands groupes de locuteurs. Ce sont autant de pistes, à terme, pour comprendre les difficultés d’acquisition de la lecture.

Source

Does the visual word form area split in bilingual readers? A millimeter-scale 7T fMRI study, Science advances, 05 avril 2023.

DOI : 10.1126/sciadv.adf6140