La maladie d’Alzheimer pourrait trouver son origine dans le neurodéveloppement

Recherche Mis en ligne le 19 juin 2023
Organoïde de cortex humain. Les cellules progénitrices corticales apparaissent en blanc, et les nouveaux neurones en vert. Les autres cellules sont marquées en magenta en arrière-plan. Crédit : Khadijeh Shabani, Julien Pigeon, Institut du Cerveau.

Organoïde de cortex humain. Les cellules progénitrices corticales apparaissent en blanc, et les nouveaux neurones en vert. Les autres cellules sont marquées en magenta en arrière-plan. Crédit : Khadijeh Shabani, Julien Pigeon, Institut du Cerveau.

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Et si la maladie d’Alzheimer imprimait sa marque chez l’embryon ? Khadijeh Shabani et ses collègues de l’équipe « Développement du cerveau » dirigée par Bassem Hassan (Inserm) à l’Institut du Cerveau, montrent que la protéine précurseur de l’amyloïde (APP) possède un rôle biologique spécifique lors du neurodéveloppement : elle retarde le début de la neurogenèse, c’est-à-dire de la différenciation des cellules souches en différentes lignées de cellules nerveuses. De subtiles perturbations de ce mécanisme pourraient, chez certains individus, induire des vulnérabilités qui ne se révèlent qu’à l’âge adulte après un stress biologique de plusieurs dizaines d’années. La maladie d’Alzheimer pourrait alors être considérée comme un trouble du neurodéveloppement… à la manifestation particulièrement tardive. Ces résultats sont publiés dans Science Advances.

Dans le cortex cérébral, la neurogenèse, c’est-à-dire la formation de cellules neurales à partir de cellules souches, commence chez le fœtus à partir de 5 semaines de gestation, et est presque achevée vers 28 semaines. Il s’agit d’un processus complexe aux mécanismes finement réglés.

« Chez l’humain, la neurogenèse dure particulièrement longtemps par rapport à d’autres espèces, explique Khadijeh Shabani, post-doctorante à l’Institut du Cerveau. En particulier, les cellules souches neurales demeurent à l’état de cellules progénitrices pendant une période prolongée. Elles ne se différencient que tardivement en cellules gliales, astrocytes ou oligodendrocytes qui formeront l’architecture du cerveau et de la moelle épinière. »

Jusqu’ici, les chercheurs ignoraient comment cet équilibre entre prolifération des cellules souches et différenciation en plusieurs types cellulaires était régulé. Et surtout, si la temporalité particulièrement longue de la neurogénèse humaine pouvait faire le lit de vulnérabilités propres à notre espèce, comme les maladies neurodégénératives. Pour mieux comprendre comment notre cerveau est façonné au cours de cette période clé, les chercheurs de l’équipe « Développement du cerveau » dirigée par Bassem Hassan à l’Institut du Cerveau ont mené l’enquête.

 

L’APP, chef d’orchestre de la production neuronale

« Nous nous sommes intéressés à la protéine précurseur de l’amyloïde, ou APP, qui est exprimée de manière très importante tout au long du développement du système nerveux, explique Bassem Hassan. Elle constitue une cible de recherche particulièrement intéressante dans la mesure où sa fragmentation produit les fameux peptides amyloïdes, dont l’agrégation toxique est associée à la mort neuronale observée dans la maladie d’Alzheimer. Ainsi, nous soupçonnons que l’APP pourrait tenir un rôle central dans les phases précoce de la maladie. »

Chez de nombreuses espèces, l’APP est impliquée dans des processus biologiques variés, tels que la réparation des lésions cérébrales, la réponse cellulaire après une privation d’oxygène ou un AVC, ou encore le contrôle de la plasticité cérébrale. Elle est hautement exprimée durant la différenciation et la migration des neurones corticaux, ce qui laisse deviner un rôle important dans la neurogenèse. Mais qu’en est-il chez l’humain ?

Pour traquer l’expression de l’APP au cours du développement du cerveau humain, les chercheurs ont utilisé des données issues du séquençage de cellules obtenues chez le fœtus à 10 semaines, puis à 18 semaines de gestation. Ils ont observé que la protéine était d’abord exprimée dans 6 types cellulaires, puis, quelques semaines plus tard, dans pas moins de 16 types cellulaires. Ils ont ensuite produit, grâce à la technique des ciseaux génétiques CRISPR-Cas9, des cellules souches neurales dans lesquelles l’APP n’était pas exprimée – puis comparé ces cellules génétiquement modifiées avec les cellules obtenues in vivo.

« Cette comparaison nous a permis d’obtenir de précieuses données, détaille Khadijeh Shabani. Nous avons observé qu’en l’absence d’APP, les cellules souches neuronales produisaient beaucoup plus de neurones, plus rapidement, et étaient moins enclines à proliférer à l’état de cellules progénitrices. »

Plus précisément, l’équipe a montré que l’APP intervenait dans deux mécanismes génétiques finalement huilés : d’une part la signalisation WNT canonique, qui contrôle la prolifération des cellules souches, et l’activation AP-1, qui déclenche la production de nouveaux neurones. En agissant sur ces deux leviers, l’APP est en mesure de réguler la temporalité de la neurogenèse.

 

Une neurogenèse humaine, trop humaine

Si la perte de l’APP accélère fortement la neurogenèse cérébrale chez l’humain, ce n’est pas le cas chez le rongeur.

« Dans les modèles murins, la neurogenèse est déjà très rapide – trop rapide pour que la privation d’APP puisse l’accélérer encore davantage. On peut imaginer que le rôle régulateur de cette protéine est négligeable chez la souris, là où il est essentiel dans le neurodéveloppement de notre espèce : pour se former, notre cerveau a besoin de générer d’énormes quantités de neurones pendant une période très longue et selon un plan bien précis. Or, des anomalies liées à l’APP pourraient provoquer une neurogenèse prématurée et un stress cellulaire important, dont les conséquences seraient observables plus tard », propose Bassem Hassan. D’ailleurs, les régions cérébrales dans lesquelles apparaissent les signes précoces de la maladie d’Alzheimer sont aussi celles dont la maturation est la plus longue au cours de l’enfance et de l’adolescence. »

Et si la temporalité de la neurogenèse humaine était directement liée aux mécanismes de la neurodégénérescence ? Même si le diagnostic des maladies neurodégénératives est généralement posé entre 40 et 60 ans, les chercheurs estiment que les signes cliniques apparaissent plusieurs décennies après le début du déclin de certaines connexions et populations neuronales. Cette perte de connectivité serait elle-même le reflet d’anomalies à l’échelle moléculaire présentes dès l’enfance, ou même plus tôt.

De nouvelles études seront nécessaires pour confirmer que l’APP tient une place centrale dans des perturbations du neurodéveloppement qui font le lit de la maladie d’Alzheimer.

En quel cas, on pourrait considérer que « ces perturbations conduisent à la formation d’un cerveau qui fonctionne normalement à la naissance, mais est particulièrement vulnérable à certains événements biologiques – comme l’inflammation, l’excitotoxicité ou les mutations somatiques – et certains facteurs environnementaux tels que l’alimentation, le sommeil, les infections, etc., complète le chercheur. Avec le temps, ces différents stress pourraient installer une neurodégénérescence – phénomène propre à l’espèce humaine et rendu particulièrement visible par l’allongement de l’espérance de vie. »

Sources

Shabani K. et al. The temporal balance between self-renewal and differentiation of human1 neural stem cells requires the Amyloid Precursor Protein. Science advances (2023). DOI: 10.1126/sciadv.add5002.

Shabani K., Hassan B. The brain on time: links between development and neurodegeneration. Development (2023). DOI: 10.1242/dev.200397

Financement

Cette étude a été réalisée grâce au soutien du programme Investissements d’Avenir, du financement de Sorbonne Université, de Neuro-Glia, et du prix Roger De Spoelberch.

Equipes scientifiques

Equipe « Développement du cerveau »
Chef d'équipe
Bassem HASSAN PhD, DR1, INSERM
Développement et plasticité du système nerveux central Domaine principal : Neurosciences cellulaires & moléculaires L’équipe "Développement du cerveau",  dirigée par Bassem HASSAN s’intéresse à la formation des neurones et des réseaux neuronaux au cours du développement cérébral grâce à des modèles de mouches drosophile et murins. L’équipe étudie le contrôle transcriptionnel des cellules souches neuronales embryonnaires ainsi que l’émergence des circuits visuels et des réseaux neuronaux responsable du comportement ainsi qu’au contrôle transcriptionnel des cellules souches embryonnaires.
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